FANON
L’ACTUALITÉ DU PROGRAMME
« Je m’engage à affronter le risque de l’anéantissement… » - Frantz Fanon in « Peau noire, masques blancs »
DIDIER DOMINIQUE
« Peau noire, masques blancs », est toujours tristement une toile de fond de notre commune actualité brûlante. Même si, en pays impérialistes, cette vérité s’incruste également de façon évidente. Que dire en effet d’un Obama, d’une Condollezza Rice ou d’un Collin Powell ? Que dire ? Sinon que, justement, ce sont les relations de classe qui primeront toujours. Malcom X, au crépuscule de son combat, s’en était bien rendu compte : cela lui coûta la vie. Tout comme Martin Luther King qui, appuyant les ouvriers de Memphis, noirs et blancs, avait fait le pas de trop !
En Haïti, 1840 : poursuivant en l’accentuant le projet fédéraliste et collectiviste des bandes « marrons » - fugitifs qui, dès l’abord, avaient nié la déshumanisation « esclaves » - et en pleine structuration des nouvelles classes dominantes de l’après 1804, Akawo, chef de file de ces derniers « libres de naissance » devenus petits paysans, avait déclaré : « La terre à celui qui la travaille ! ». S’appuyant sur un constat irrémédiable, il formulait aussi : « Milat pòv, se nèg ; Nèg rich, se milat », résumant en ces deux phrases-consignes tout un Programme, lequel fut, naturellement et de suite, catalogué de communiste par les néo-dominants d’alors (l’historien Beaubrun Ardouin en tête). Il prit les armes à la tête de son « Armée souffrante » : révolte-révolution profonde. Trop atomisés et manquant d’une direction unifiée, ces ultimes bandes marrons furent exterminées dans le sang, pendant trois ans de guerre civile et malgré une résistance acharnée, 1840 - 1843, épisode fort méconnue de l’histoire d’Haïti.
Tragédie ! …que la perpétuation de ce racisme profond dans toutes les Caraïbes et surtout en Haïti, supposée première République noire du monde ; tragédie !... que cet écrasement de classe qui persiste et s’accroît sans arrêt sur le sol de cette seule et unique révolution d’esclaves victorieuse de l’humanité !
Il s’agit donc de deux CAMPS. Et plus que « Sociologie d’une révolution » ou « Pour la révolution africaine », ce sera « Les damnés de la terre » qui retiendra notre particulière attention : permanence du Programme essentiel.
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Ce texte d’anthologie commence, naturellement, par la violence. Et c’est justement la raison de ce choix premier qui est aussi le nôtre.
Non pour sa pertinence en soi : Fanon la pose en tant que certitude, comme une bombe atomique, non pas à la fin de la guerre mais au tout début ; les masses populaires, elles, ne se questionnent pas. Et Fanon a bien compris pourquoi, qui nous l’explique de manière limpide. Mao également quand il nous disait, simplement mais avec une force explosive : « On a raison de se révolter contre les réactionnaires ! ».
Ce choix à partir des « Damnés… », à partir de la violence, n’est pas non plus déterminé par l’évidence que celle-ci éclate donc en totale et légitime réponse à celle des dominants : leurs guerres impérialistes, leurs occupations, leurs colonisations, leurs vols, leurs viols, leurs mensonges, leurs bombardements et leurs crimes… ne nous rendant que partie de leur sanguinaire domination.
Pour en « analyser » les causes et conséquences ? Fanon l’a si bien fait, que nous toucherions au superflu.
Enfin, pour en intérioriser les méandres (la violence du dominé sur lui-même, en tant que retombée circulaire, alors dévoyée) ?
Non, la violence chez Fanon, nous l’aborderons à partir de l’hypocrisie d’aujourd’hui, des faux-fuyants, des prétendus lecteurs qui en massacrent l’essence. On dit, en Haïti, que le maïs moulu chaud devrait se manger à partir de l’extérieur : « Lè mayi moulen an cho, ou manje l sou kote ». Accommodation ? Fanon, lui, n’a jamais été de ce parti. D’où : notre camarade, notre ami, l’ami intime de l’humanité naissante de notre siècle naissant.
« Ti moun la mande mayi moulen cho, yo ba li l nan pla men l ». Le maïs moulu brûlant aux enfants qui le demandent, et en pleine main ! Énorme situation !
Le préférable serait-il donc de s’accommoder ? Certains allant jusqu’à… collaborer ?!
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Le cadre de cette première capitulation est bien sûr la si mal nommée « démocratie ». Tout d’abord parce que si c’est le peuple mobilisé qui l’a inventée, construite, enfantée (les joutes des Sans-culottes peuvent en témoigner), c’est la bourgeoisie-impérialiste qui affirme maintenant mondialement nous l’enseigner ! Elle qui n’a fait que s’y opposer historiquement et, comme toujours, de manière sanguinaire. En effet, si aujourd’hui nous n’en avons que quelques miettes, réduites, déformées, c’est encore à partir de leur violente obstination à nous en priver. Toujours.
Ensuite : car notre refus de nous laisser séduire par sa banale et morbide réduction, les « élections bourgeoises », nous engage à en dénoncer les détours, les magouilles ou autres pirouettes - les dernières en Haïti en sont un exemple tellement édifiant, où les fraudes des dirigeants haïtiens et la main mise humiliante de l’impérialisme (OEA, Département d’État nord-américain…) furent sans fard. Mais plus que tous ces détails - quoiqu’encore une fois puants - il faudrait d’abord y dévoiler l’objectif suprême d’avaliser des pouvoirs avant tout laquais, d’embarquer les peuples dans une déviation fondamentale, réduire l’être politique, zombifier l’humain.
Et en exposer les corollaires : le « progrès », l’ « emploi », non pas celui sain et formateur qui nous élèverait au plus cher de nous même, mais bien celui qui nous rabaisse à n’être que « main d’œuvre à bon marché », marchandise, esclaves ! Le « progrès », l’ « emploi » et, naturellement, pour cela, la « stabilité ».
C’est ici que Fanon, là encore, s’oppose radicalement au système dominant. L’armée « contrôle » de la métropole en action, ou celle « makout » que prétend restructurer Martelly en Haïti, violente sous toutes ses formes, aussi répressives que sous-jacentes de peur ! …pour garantir la « stabilité »... les investissements !
Face à cette catastrophe qu’il faut affronter, certains se courbent donc, adoptant ce pacifisme bon enfant qui justement les… accommode, les protège somme toute, habitués qu’ils sont à réfléchir sur la « résolution de l’impasse » sans en assumer les conséquences.
En ce sens, Frantz Fanon, Martiniquais et mondialiste de naissance, a su nous en garantir la sortie. Et si « De la violence », en larguant, représente un credo, il est aussi un coup de fouet, une pluie de bâton aux pacifistes actifs, à leurs prises de position déstabilisatrices, à leur objectif.
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Car ils en ont un !
Vraiment vrai, il faut voir combien en Haïti ceux qui, avec le départ des Duvalier, avaient pu retourner au pays grâce aux barricades, au feu, à la guerre de classe… en sont graduellement arrivés à attaquer ces formes de lutte, à les dénoncer, les criminaliser même. Il faut les entendre pérorer sur l’ « ordre » (celui que nous vivons aujourd’hui ?), sur le développement (avec des ouvriers en quasi esclavage ?), le progrès « comme tous les pays du monde » disent-ils, sans se rendre compte que ce « progrès » est actuellement remis en question de manière structurelle et profonde… dans tous les pays du monde ! Il faut les entendre viser les ouvriers qui, pour arriver à sortir des locaux où ces bourgeois les avaient enfermé et pouvoir aller revendiquer quelques gourdes de plus dans un pays où on est arrivé à manger de la terre, ouvraient en les secouant de rage les barrières des usines-cimetières de la sous-traitance ; ou traiter les manifestants de pyromanes, qui s’opposent à des militaires étrangers occupant notre pays. Il faut les entendre défendre le projet des exploiteurs, sans souci des larmes des mères de famille ou des cris de leurs fils affamés : damnés ! Il faut les voir prôner le « dialogue social » avec nos tortionnaires…
C’est que ces « ex-radicaux » font partie des petits-bourgeois portés au pouvoir en Haïti, en Martinique, en Amérique latine… par des masses en espoir pourtant de fraternité profonde et d’avancement millénaire… Parvenus, en extase, ils ont « vu la lumière ». Des barricades aux palais, ils ont atteint les fantasmes. Et on assiste à cette « gauche » haïtienne qui n’a fait que se rendre, comme on assiste à des dirigeants latino-américains, dits « progressistes », envoyer leurs troupes occuper un pays dont l’histoire récente n’est que résultat des politiques d’appauvrissement calculé des gouvernements impérialistes, au service des firmes transnationales dont ils garantissent les intérêts. À eux tous, qui de plus en plus n’en font qu’un, il leur faut la « stabilité » pour jouir de leur nouveau statut : il leur faut exécuter Fanon !
« Bien sûr qu’il va mourir le rebelle… »
Faillite d’une classe, faillite d’une ligne. Nous nous interrogerons alors : à qui s’adresse Frantz Fanon quand, à l’aube des ses réflexions aux « Damnés de la terre », il dit « Camarades… » ?
La question est d’une importance capitale.
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« Ti moun la mande mayi moulen cho, yo ba li l nan pla men l… Li pran l ! »
L’actualité brûlante des « Indignés » en Europe, des révoltés de l’Afrique du Nord, ou des mobilisations « Occupy Wall Street » aux États-Unis d’Amérique indiquent un « leve kanpe » général dont un adéquat « lyannay » fait encore défaut cependant. Pour en propager la flamme organisée sur la planète entière.
Au cours d’une rencontre récente avec des militants délégués d’Espagne, du Portugal et de l’Italie, nous eûmes l’opportunité d’analyser ces mouvements où eux tous faisaient la remarque d’une certaine absence de la classe ouvrière dans ces mouvements pourtant très larges. Pas seulement en tant que syndicats mais de toutes formes d’organisations possibles, nouvelles, fraîches, dynamiques et intégrantes, en articulation avec les mouvements de protestation pour non seulement les consolider, mais aussi - et surtout - les structurer, les projeter vers un avant mentalement et théoriquement organisé, en en prenant ainsi la direction, en vue précisément de l’émancipation totale, réelle de l’humanité, si sérieusement et profondément enseignée, proposée, voulue dans le plus concret de sa vie par notre camarade Frantz.
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« …Li pran l ! »
Dans la tradition populaire haïtienne, les esprits « Marasa » symbolisent les jumeaux. Dans certaines cultures africaines, à la naissance de jumeaux, la tradition commande qu’on les sacrifie. Ce geste « chargera » d’une totale plénitude le prochain nouveau né. Un et un font trois. Les petits récipients qui accompagnent le culte des jumeaux, Marasa, sont trois : les jumeaux, « Marasa Dosou, Dosa » et le troisième, « Dogwe », fruit du dépassement des deux premiers, le dernier nouveau-né, chargé de la plénitude de la disparition des deux premiers-jumeaux qui, se reflétant en un commun et réciproque miroir et se détruisant à la fois, laissent place à la plus forte vitalité - physique et psychique - pour laquelle ils se sacrifient, en une rupture des eaux, violente, bienfaisante.
À la mort, le rituel ancestral veut que l’esprit retournât en Afrique-Ginen, en un passage sous les eaux aussi périlleux que fantastique. Et qu’Agwe Taroyo, Lwa des mers, pour magnifier le geste, ne se célébrât que sur une forteresse française détruite lors des guerres révolutionnaires de 1804. Ainsi seulement l’exorcisme de nos affres sera complet : non point de destruction mais plutôt d’un même moment, celui justement sur lequel s’est penché Fanon, où la construction se fait, se produit obligatoirement et uniquement dans le moment même du dépassement violent des contradictions qui alimentaient la domination. Ainsi l’homme nouveau, l’ « Homme » simplement, ne vient au monde qu’au sein du geste de destruction du monstrueux état anthropophage qui le bloquait.
Un et un font trois. Pour le salut de l’humanité toute entière. Et ce ne sera que par le dépassement de cette immonde contradiction qu’est la domination de classe, l’existence, la présence des « classes ». Violemment, heureusement. Définitivement. Fanon nous l’explique clairement. Les sociaux-démocrates d’aujourd’hui, pour notre plus grand malheur, cherchent à détruire cette notion.
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« …Li pran l ! »
Ce dépassement menant vers la césure complète et absolue est donc nécessaire, indispensable. Portée en soi, une seule classe, même sans le savoir, l’a identifié, dans sa nature même, celle qui lui permet, dans l’unique geste, de se proposer et la destruction de l’homme ancien, et la construction du nouveau, et sa propre disparition... Nulle autre équation ici ne survit. Ici, la violence participe de l’essence même du dépassement, de la nature même de ceux qui en auront la responsabilité : de l’origine. Et c’est cette transcendance organique que Fanon nous enseigne.
Les parents des jumeaux qui auront à accomplir le geste, Saint Nicolas et Sainte Claire, sont appelés, toujours en rituel profond : « Soleil de la Justice ».
Fort de France, Martinique - 10 décembre 2011